Souvenirs familiaux

Notre grand-mère, la Marie Thomsin, liégeoise d'origine, avait gardé des goûts citadins qui tranchaient quelque peu sur ceux des Bûlots.  De retour d'une visite dans sa famille à Micheroux, elle apporte pour chacun de ses deux fils, Cyrille et Armand, un petit chapeau rond.  Notre père très fier de ce cadeau en est très heureux mais l'oncle Armand refuse obstinément de porter cet accoutrement trop à la mode, selon lui.
Sa mère lui dit alors :
Armand, tu n'es qu'un paysan.
Celui-ci rétorque :
Dju çeu in paysan et dju restrâ in paysan".1
Ce qui s'est bien confirmé par la suite d'ailleurs.

Grand-père Polyte était très entreprenant.  Il avait acheté pour l'épicerie familiale du miel en provenance du Vénézuéla, qu'il recevait dans des grands fûts.  Notre père avait comme mission de vendre ce miel dans les villages environnants avec sa charrette à chiens.  Comme cette origine exotique aurait risqué de déconcerter les gens du coin, pour des raisons commerciales, ce miel était déclaré comme provenant de Suxy, ce petit village ardennais tout proche, réputé pour son miel.  Ceci a valu d'ailleurs à papa, tout un temps, d'être surnommé Miel du Chuchè.
Notre père recueillait les différents récipients chez ses acheteurs et les apportait à l'épicerie familiale pour les remplir.  Cette opération de remplissage était très facile, car ce miel de Suxy (au Vénézuéla) était très liquide et il suffisait d'ouvrir un robinet situé à la partie inférieure du fût pour que le miel s'écoule dans le récipient ad hoc.  Un jour, rien ne sort du tonneau qui pourtant est loin d'être vide.  Intrigué, Papa plonge le bras à l'intérieur du fût dans le miel et y trouve un essaim d'abeilles vénézuéliennes qui bouchait le robinet.  L'essaim exotique enlevé, le miel de Suxy, made in Venezuela, continua à bien se vendre.

Toujours au service du petit négoce familial, notre père avec sa charrette à chiens s'en revenait d'Izel où il avait pris livraison de quelques douzaines d'œufs; il était accompagné de sa sœur Irma.  En descendant la côte abrupte du Faël, les deux espiègles, n'étant plus maîtres de la vitesse de leur attelage, la charrette dépassa les chiens et se retourna au beau milieu de la route, provoquant une fameuse omelette au Faël et également une solide réception familiale dès le retour des deux convoyeurs au logis !

Jadis, les parents étaient très stricts quant au respect des pratiques religieuses, surtout de la part des enfants.  À la Toussaint, la coutume voulait que toute la famille réunie devait passer la soirée en prières collectives, égrenant des chapelets, de huit heures du soir jusque très tard, tandis que les cloches sonnaient le glas.  Aussi, tout le monde devait être rentré à la maison pour huit heures.  Oncle Armand était parti à moto à Sainte-Cécile voir sa bonne amie et à huit heures, il n'était toujours pas rentré.  A son retour tardif, grand-père, en guise de punition, lui a fait installer sa moto à l'écurie sur un échafaudage de planches, avec interdiction de s'en servir avant le printemps prochain.

Un jour, oncle André se rend à vélo à Meix-devant-Virton où il courtisait la Valentine, sa future épouse, et il rentre à la maison aux petites heures.  Afin d'éviter une remontrance paternelle, il appuie son vélo le long du mur de la maison et entreprend de dégonfler un pneu, voulant de la sorte faire croire que son retard était dû à un ennui technique.  Mais le Polyte n'était pas de ceux à qui l'on pouvait en faire accroire facilement et ce, d'autant plus, qu'il était déjà réveillé et le regardait faire par la fenêtre de sa chambre.  Après que le vélo fut dégonflé, une voix bien connue de l'André, venant de la fenêtre d'en haut, lui parvient :
C'nèm' la pôn du'l dègonfleye, André, vous s'rez cô oblidji du l'rugonfleye, dumé matin.2

En hiver, tous les dimanches soirs, se tenaient chez nos parents des parties de cartes qui étaient fort fréquentées.  Maman distribuait des biscuits entre les parties et, à la fin de la soirée, on buvait du vin chaud dans lequel on avait mélangé de la cannelle.  Le Joseph Forêt, voyant que la boisson tardait à venir et alors qu'il avait déjà consommé force biscuits, émit cette remarque pertinente :
Ça fâ d'la poussièr', eh, tes biscuits, Cyrille !3
Façon détournée de rappeler le sommeiller à l'ordre.

Séraphin Jacquet se présente à notre épicerie.  C'est notre père qui, pour une fois, est présent au magasin et qui le sert.  Le gamin achète une quelconque friandise et paye avec une pièce de monnaie, mais papa constate que la pièce est fausse et le lui fait remarquer.  Réponse du Séraphin :
Djul' çé bin, mais dè cô qu'u vu l'arrê m' veu.4
Devant cette réponse désarmante de candeur, notre père a gardé la pièce de monnaie et le gamin est reparti avec sa friandise.

1. Je suis un paysan et je resterai un paysan.
2. Ce n'est pas la peine de le dégonfler, André, vous serez encore obligé de le regonfler demain matin.
3. Ça fait de la poussière, tes biscuits, Cyrille.
4. Je le sais bien, mais parfois que vous ne l'auriez pas vu.

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