Le p'tit Modiste

Le P'tit Modiste doit son surnom à sa petite taille, mais surtout à sa profession, car il tenait un magasin de confections, de modes.  Il y vendait surtout des chemises et des chapeaux.  Il avait baptisé poétiquement ce magasin l'Hirondelle.

Il était sourd comme un pot, mais sa surdité, bien souvent, le servait au lieu de le désavantager.  Quand, lorsque nous étions enfants, nous allions dans son échoppe pour y acheter un modeste chewing-gum (car le magasin de confections se complétait également d'un petit dépôt de confiseries), il nous proposait une chemise d'homme, prétextant avoir mal compris.

Un dimanche matin,  Maman m'envoie chez lui y acheter une cravate pour me rendre à la grand-messe dominicale.  Le P'tit Modiste est parvenu, sans aucune difficulté, à me refiler une superbe cravate bariolée, couleur bleu pétrole, avec comme motif décoratif une femme dans le plus simple appareil; sans doute un rossignol datant de l'occupation américaine, qui traînait depuis des années dans ses rayons.  Bref, la cravate spécialement indiquée pour se rendre à la messe un dimanche !  Inutile de préciser que Maman m'a renvoyé illico l'échanger contre une autre plus décente.

En plus de sa surdité, il était atteint de claudication, il avait une jambe légèrement plus courte que l'autre, ce qu'il fait qu'il marchait en trois temps, si bien que certains le surnommaient : Deux, quat', chich'.1
Le mardi de la fête, la coutume voulait que les jeunes gens en cortège précédés par le mât' djone houm2 parcourent les rues du village, accompagnés d'un musicien afin de recueillir les jeunes filles pour les conduire au bal.  Cette année-là, il n'y avait pas de musicien disponible.   Aussi, le mât' djone houm, se rappelant que le P'tit Modiste avait certains dons musicaux (malgré sa surdité, tel Beethoven), et savait notamment jouer de l'accordéon, demande donc au Joseph Modiste de prêter son concours.
Ce dernier se fait quelque peu prier, car il craignait que, derrière son dos, les jeunes gens ne se moquent de sa démarche.  Promesse est faite de rien faire de semblable et le P'tit Modiste accepte d'entraîner la joyeuse troupe.  Évidemment, cette promesse ne fut qu'un feu de paille et, au bout de quelques minutes de marche, l'ordonnancement de la troupe était du plus haut comique.  Derrière l'accordéoniste bénévole, tous les jeunes imitant sa démarche claudicante marchaient à la deux, quat', chich' et ce durant toute la traversée du village, provoquant l'hilarité que l'on devine.  Ingratitude humaine et cruauté de la jeunesse !

Le P'tit Modiste avait également la particularité de cracher à six pas comme au Mexique, et cela sans sortir de chez lui.  En effet, sa maison était à front de rue et il lui suffisait d'ouvrir la porte de son logis et, sans se préoccuper de l'entourage, il envoyait adroitement son crachat de fumeur de pipe au milieu de la rue, au risque d'atteindre quelque passant.
Un jour, qu'il venait une fois de plus, d'effectuer cette délicate opération, son voisin, le Lahure qui se trouvait justement dans les parages avait failli se faire asperger par cette expectoration. Aussi, lui lance-t-il, furibond :
Tè binto finè d'avouyi des boukè d'épaul' qu'ut va kérr djusqu'au fan du tè douilles ?3

1. Deux, quatre, six.
2. Le maître jeune homme : le plus âgé, en principe, parmi les célibataires et responsable de la fête.
3. Tu as bientôt fini d'envoyer des morceaux d'épaule que tu vas chercher jusqu'au fond de tes orteils ?

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